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Clarissa Rivière
4 février 2021

Un roman inachevé

 

Ghislain Sousla

 

   J'en ai déjà parlé, j’aime regarder des photos urbex, me promener dans des maisons, des châteaux abandonnés, grâce à d'intrépides explorateurs, les urbexeurs.
   J'aperçois parfois une machine à écrire abandonnée sur des bureaux. Celle-ci, entourée de papiers épars, m'a donné une idée d'histoire.
  (A vue de nez, elle doit dater des années 60's, mais j'ai fait une petite entorse à la réalité pour les besoins de mon histoire ;-) )

***

   Il écrivait, sans relâche. Son temps était compté, les médecins l’avaient prévenu. Ces gredins n’avaient pas pris de gants ! Il ne voulait plus penser au mal qui le rongeait, il voulait écrire, tant qu’il le pouvait encore.
   Il finit par confondre le jour et la nuit, il pianotait sans fin sur sa machine à écrire. Au début, ses domestiques lui apportaient son thé, des tartines, un potage... et puis, ces coquins n’étaient plus venus. Pour quelles raisons, mystère… peut-être avait-il négligé de les payer ? Il était fâché depuis toujours avec la comptabilité, la gestion de son domaine… Ce n’est pas qu’il fuyait ses responsabilités, mais d’autres affaires l’appelaient, plus nobles, plus importantes, comme l’écriture de cet ouvrage, une somme ! Il n’en voyait pas le bout, alors même qu’il ne faisait qu’écrire, négligeant de manger, de dormir... A la réflexion, cela faisait très longtemps qu’il n’avait pris un vrai repas ! Aucune importance, il préférait consacrer tout son temps à l’œuvre de sa vie ! Il ne se lavait plus, à quoi bon… De toute façon, les visites se faisaient rares, et les invitations aussi. Cela faisait des siècles qu’il n’avait vu âme qui vive… Il vivait reclus au cœur de son cher château, et cela lui allait très bien ainsi, merci ! Son caractère ombrageux et son goût pour la solitude avait fait fuir il y a bien longtemps les quelques jeunes filles de bonne famille à marier de la région, ainsi que leurs mères, et c’était tant mieux. Il avait besoin de calme pour écrire. Et c’était terriblement calme à présent… peut-être même un peu trop. Il décida de ne pas s’en inquiéter, il fallait avancer, quitte à se tuer à la tâche.
   Il continuait à frapper les touches frénétiquement, leur cliquetis résonnait dans la pièce, et dans tout la demeure.

   Les deux urbexeurs pénétrèrent le cœur battant dans ce manoir abandonné depuis des décennies, resté inviolé. Enfin, c’est ce qu’ils pensaient au vu de la végétation environnante, mais un bruit de frappe se faisait entendre au loin ; quelqu’un tapait à la machine. Ils s’approchèrent à pas de loup, guidés par le bruit et furent saisis. Au centre d’une petite pièce, qui avait sans doute été un bureau, une antique machine à écrire pétaradait toute seule. Les touches frappaient le vide, personne n’avait glissé de feuille vierge dans ses engrenages depuis longtemps.
   Thibault se ressaisit et retint son pote qui tournait déjà les talons
   — Reste, Paul ! Ne t’inquiète pas, il n’y rien à craindre tant qu’il fait jour… ça m’intrigue, je vais tenter quelque chose.
   Il avait toujours un cahier sur lui. Il déchira une feuille et la glissa dans le mécanisme de la machine en faisant tourner la molette ; il l’avait vu dans un vieux film. Il fallait maintenant prier pour que le ruban n’ait pas trop séché.
   Il avait séché, et depuis longtemps. Mais la machine à écrire était maintenant douée d’une vie propre, entretenue par des décennies d’agitation. Elle s’arrangea pour coincer le doigt qui la fouillait, et le maintint prisonnier entre ses tiges, le pinçant suffisamment fort pour en extirper quelques gouttes de sang. Elle se remit ensuite à fonctionner comme si de rien n’était, avalant goulument le papier tout neuf. Enfin, ça faisait longtemps ! Des lettres de sang s’imprimèrent sur la feuille.
   Thibault hurla, de douleur et de terreur. Paul se précipita pour l’aider à retirer son doigt pris dans le mécanisme. La machine l'avait déjà relâché, elle avait puisé assez d’encre fraîche, elle voulait seulement écrire un message qu’ils puissent lire.
   Le jeune homme suça son doigt et l’entoura d’un mouchoir, effrayé. Il voulait piétiner la machine de ses poings, détruire cet objet maudit... Paul s’interposa.
   — Attends, regarde, la machine à écrire voulait juste nous dire quelque chose.
   Incrédules, les deux amis s’emparèrent du papier et lurent, stupéfaits :
   Laissez-moi tranquille jeunes gens, j’ai du travail, je ne reçois plus ces temps-ci. Je me suis retiré du monde afin d’écrire une œuvre majeure. Je vous ferai savoir quand j’aurai terminé.
   Thibault échafauda une hypothèse, ignorant la brusque pâleur de Paul.
   — Le château est hanté ! Nous avons devant nous son propriétaire, qui apparemment n’est pas au courant de son décès... Il ne peut nous apparaître, mais il est là, de toute évidence… on attend minuit ? On le verra peut-être…
   — Tu es fou ! s’exclama Paul. Hors de question de rester ici après la tombée de la nuit… Pauvre homme, il ne connaît pas le repos, condamné à écrire pour l’éternité… On pourrait lui dire qu’il est mort, non ? On l’écrit sur le papier, et on le glisse à nouveau dans la machine à écrire ? Fais attention à tes doigts cette fois !
   — C’est à ton tour de t’y coller ! Allez, tu peux bien donner un peu de sang toi aussi, c’est pour la bonne cause, il voudra peut-être nous répondre !
   Après quelques conciliabules, la curiosité l’emporta, Paul voulut bien se sacrifier lui aussi, et offrir son sang. Il écrivit sur la feuille :
   Monsieur, nous sommes en 2021, je suis désolé, mais vous êtes décédé, et vous hantez votre château.
   Il glissa la feuille en tremblant dans la machine, et effectivement, elle lui pinça le doigt ; il s’y attendait, il se contenta de grimacer. Le cliquetis s’interrompit un instant, avant de reprendre plus férocement que jamais. La feuille ensanglantée fut éjectée avec une mauvaise humeur manifeste.
   Mais point du tout jeunes voyous, quelles sornettes me contez-vous là, nous sommes en 1932 que Diable ! Vous voulez me jouer un vilain tour, mais ça ne marche pas avec moi… Fichez-moi le camp, et ne revenez plus, j’ai du travail !
   Les jeunes urbexeurs se regardèrent, sidérés. Paul leva les yeux au ciel, mieux valait le laisser en paix, impossible de lui faire entendre raison ! Thibault s’empara d’une liasse de papiers pris au hasard dans les documents éparpillés sur le bureau et les parcourut rapidement. Les feuilles jaunies se révélaient à peine lisibles, mais il devinait certains mots : malédiction, chantage, pacte, cave, créature... autant de mots qui excitaient son intérêt ; ce manoir recélait un secret, et le livre allait le révéler !
   — Et si on revenait le week-end prochain avec un ruban encreur et du papier, suggéra-t-il. Peut-être qu’on pourrait enfin lire cette « œuvre majeure » sans donner notre sang à cette espère de sangsue ? J’ai envie de savoir la suite, moi !
   — Bon courage pour trouver ça de nos jours ! fit Paul en secouant la tête.
   — Je vais me renseigner, je montrerai des photos de la machine… Allez, on dit au revoir à papi, et on se casse !
   Joignant le geste à la parole, Thibault prit la feuille et inscrivit :
   Nous partons, nous vous laissons tranquilles, nous reviendrons bientôt, avec de l’encre et du papier !  Il la glissa avec adresse dans la machine, prenant soin à ne pas se laisser attraper de doigt ; ils n’attendaient pas de réponse.
   Ils se dépêchèrent de filer, riant aux éclats en entendant les cliquetis furieux de la machine. Apparemment son propriétaire se montrait contrarié de ce retour annoncé. Quel enragé ! Ils reviendraient quand même, la curiosité l’emportait sur ce mauvais accueil. Et peut-être qu’une fois son roman achevé grâce à l'approvisionnement en papier et son message adressé aux vivants, ce fantôme connaîtrait le repos ?
   Thibault se sentait prêt à revenir autant de week-ends que nécessaire !


***

   Photo : Urbex the world

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