Amour terrestre
(Ok, bon, en vérité, je suis en retard, j'ai manqué de temps pour terminer cette histoire d'amour pure, exaltée, trop préoccupée d'histoires d'amour déviantes, transgressives...)
Mais voilà que deux abbayes sont construites si proches l’une de l’autre qu’elles partagent des terres, des communs, l’église, où moines et moniales se retrouvent plusieurs fois par jour, appelés à vivre des moments de prières et de liturgie. Assis dans des sièges en bois en face les uns des autres, ils chantent, séparés par un fossé infranchissable : l’autel où le prêtre évoque encore et encore les tourments et le sacrifice du Christ, en brandissant son sang et son corps.
- Mais ce qui devait arriver, arriva… car l'attirance, le désir trouvent toujours un chemin, même sur celui de la sainteté.
Le dernier péché encore avoué par l’abbesse en confession était le péché de gourmandise - l'abbaye fabriquait un fromage prisé, il fallait vérifier sa qualité. Les monastères et couvents de France envoyaient leurs productions, en guise de cadeaux ou pour approvisionner la boutique : ligueurs, gâteaux, bonbons, miels, pâtes de fruits... Des recettes anciennes, délicieuses, des produits fabriqués avec patience et amour. Il fallait goûter n'est-ce pas, on n'allait pas intoxiquer les pèlerins faisant halte à la boutique ! L'abbesse tressaillait à la vue de tous ces bons morceaux, elle croquait quelques bouchées avec enthousiasme, et souriait, le corps heureux.
Mis à part ce péché bien innocent, l'abbesse n'avait rien à se reprocher. - En réalité, elle se montrait souvent contemplative, s'oubliant des heures dans des prières interminables, des méditations spirituelles, des rêveries, laissant le soin des tâches logistiques aux autres sœurs qui maugréaient parfois dans leurs barbes.
Ils se regardaient sans se voir depuis si longtemps. Un jour, leurs yeux finirent par se croiser, quelques secondes de trop. Une douce chaleur se répandit dans tout son corps tandis qu'elle soutenait son regard. Ils chantaient toujours, leurs voix s'envolaient, se répondaient, s'emmêlaient, proches déjà, tandis que son cœur menaçait d’éclater.
Lui la contemplait, ému. Comme elle était belle avec son visage si pur, l'incarnation de la vierge Marie ! Et son regard, clair, scintillant, teinté de mélancolie souvent... Son cœur se serrait d'émotion, elle faisait preuve de tant piété, il n'entendait que du bien à son propos – il se tenait à l'affût de tout ce qui se disait sur elle. Sa sagesse devait être à la hauteur de sa mine modeste pour avoir été nommée abbesse si jeune, il devrait la consulter pour la gestion du domaine, sans doute. Après tout, leurs abbayes se jouxtaient, un certain nombre de terrains et d'infrastructures étaient communs, il n'était pas juste de la tenir à l'écart des affaires. Les temps avaient changé vis à vis des femmes, il serait temps qu'il se mette à la page lui aussi, même s'il avait choisir de vivre à l'écart du monde.
Ce matin-là, il lui adressa la parole pour la première fois, le cœur battant à tout rompre.
— J'aimerais vous parler de projets d’investissements, d'aménagements, seriez-vous d’accord ?
L'abbesse approuva en silence, le cœur plein de joie, et attendit avec impatience la réunion.
L'abbesse se réjouissait de ces rencontres informelles, juste elle et lui - les autres avaient déjà assez de travail comme ça ! Ils parlaient de sujets pratiques, et se disaient des choses bien plus profondes avec les yeux. Elle s'enflammait aussi bien sur la réfection d'un muret que la diversification du potager. N'importe quel projet aurait fait l'affaire de toutes façons, même l'évacuation des eaux usées ! L’abbesse avait toujours un rire au bord des lèvres, elle se sentait tellement joyeuse, bien vivante. C'était agréable, cette sensation de légèreté de tout son corps… Son cœur, lui, s'envolait ! Dieu ne pouvait pas condamner de tels élans, si doux, offrant tant de joie. D’ailleurs, elle Lui offrait toute cette joie, et Le remerciait sans fin.
Elle prenait énormément de plaisir à discuter avec lui, savourant ses réparties, ses pointes d'humour toujours respectueuses qui la faisait rire entre ses mains. Appréciant aussi son esprit saint, elle le pria de devenir son confesseur. Il pénétra dans son intimité, ses pensées, s'amusa de sa gourmandise, et l'aima davantage encore. Elle s'enfermait avec enthousiasme dans le confessionnal sombre, plus petit encore que sa cellule ; une mini prison, devenue un coin de paradis terrestre. Elle ne s'était jamais sentie aussi libre, bercée par la voix de son abbé. Elle lui avouait penser de plus en plus souvent à un homme. Il retenait son souffle, heureux ; elle parlait de lui ! Elle souriait, s’emballait à son propos, c'était dieu qui lui envoyait cet ami de cœur, pour adoucir sa vie humaine, égayer sa solitude. Un désert voulu, c'est vrai, mais ô combien cruel, quand la vie sur terre pouvait être si douce.
Et puis son corps s'en est mêlé, a tout gâché. Sa sensualité s'est réveillée, lors d’une simple réunion, à l'image de toutes les précédentes pourtant. Ils regardaient des plans, épaule contre épaule, un contact fraternel anodin, aux conséquences inattendues. Elle s’est mise à frissonner, un courant électrique lui déchira le cœur, disloqua son corps, ses jambes se dérobèrent, elle avait l'impression de chuter. Son cœur se mit à battre plus vite, menaçant d'exploser. Autant de sensations qui l'espace d'un instant lui firent entrevoir l'extase de l'amour fou. La tentation de la passion la brûlait vive, elle s'enfuit en courant, ignorant ses appels. Elle ne devait plus le revoir, jamais, elle serait perdue.
Il ne se résigna pas.
Une nuit d’insomnie plus terrible encore que les autres eut raison de ses bonnes résolutions. Dieu l’avait abandonnée, elle n’arrivait même plus à prier ; elle étouffait. Elle ouvrit la porte, respira pleinement, et se mit en marche.
L’abbé, lui, avait demandé à changer de monastère, il ne supportait pas de la savoir si proche, mais inaccessible, abîmée dans la solitude. Il redevint simple moine, accomplissant les tâches les plus basses pour sa rédemption et oublier son abbesse.
Peine perdue, si balayer occupait ses mains, son esprit en liberté restait obsédé par une unique vision : il se voyait courir vers elle, il l’arrachait à sa prison de pierre, à ses démons, pour vivre avec elle une vie terrestre. Il ne voulait plus de la vie spirituelle à laquelle il s’était consacré, elle n’avait plus de sens. Il serait maudit, chassé, calomnié pour avoir rompu ses vœux, ça lui était bien égal tant qu’elle serait auprès de lui.
Il lâcha la serpillière, prépara son maigre paquetage, et quitta son nouveau monastère sans un regard derrière lui.
Ils choisissaient soigneusement le lieu d'implantation de leur abbaye, il fallait qu'elle soit à l'écart des villes et des tentations du monde, leur offre de quoi vivre en autarcie le plus possible, Aujourd'hui encore, je me demande s'ils s'autorisent la lecture d'un roman policier, des visites à leurs familles, s'ils sortent pour des motifs autre que médicaux ou électoraux. Ils vivent dans le silence, le dépouillement, la solitude, tout en s'aidant entre frères. Mais, ils sont gourmands, vu les délices proposés par la boutique (miel, gâteaux, fromages...), et épris de beauté !
Autrefois, avant l'imprimerie, ils passaient de nombreuses heures à recopier des textes, à raison de deux pages par jour : 6 mois pour recopier tout un livre et 200 peaux de moutons pour fabriquer tout le parchemin nécessaire. Ils écrivaient debout, à main levée, sans pouvoir s'appuyer sur la table, c'était une activité très physique !